Cycle de l'eau

L’histoire de l’eau de Grenoble : une bataille pour une gestion durable et publique d’un bien commun

By 22 mars 2024No Comments
source : Dauphiné Libéré

La journée mondiale de l’eau le 22 mars est pour nous l’occasion de revenir sur les luttes autour de la re-municipalisation de l’eau potable sur notre territoire dans les années 1990. Pour la 1ère fois en France un territoire a repris la main sur la gestion de l’eau.  L’eau potable est aujourd’hui un service public qui appartient aux grenobloises et grenoblois. A l’heure du changement climatique et des tensions sur cette ressource une gestion publique de l’eau guidée par l’intérêt général est une condition nécessaire pour prévenir les conflits d’usages et garantir les besoins vitaux de toutes et tous.

En France la distribution de l’eau potable est un service public essentiel, vital. Mais ce service public a été délégué à des sociétés privées pour plus de 57% de la population, notamment dans les villes. Cette forme de délégation du service public de l’eau à des grandes sociétés privées s’est généralisé en France depuis les années 80 : ces entreprises privées de l’oligopole de l’eau proposent aux municipalités françaises d’exploiter le service public de l’eau sous forme de « délégation de service public » ou « concession de service public » et réalisent des profits considérables sur les consommations des usagers.

Avoir un service public de l’eau potable n’est pas un acquis. Une telle situation résulte de décisions et de luttes politiques des actrices et acteurs de la collectivité, soucieux du service public et des intérêts des usagers. C’est le cas à Lyon où la métropole a récemment repris la gestion de l’eau potable en régie publique après des décennies de délégation à Véolia (ex Générale des eaux). Cette gestion publique permet à la Métropole de Lyon d’avoir la main sur la production et la distribution d’eau potable, et donc d’assurer une gestion durable et équitable de la ressource. Une tarification progressive va entrer en vigueur dès 2025 : les premiers m3 d’eau essentiels pour les besoins vitaux seront gratuits, alors que les gros consommateurs (essentiellement les industriels) payeront le prix fort.

Sur notre territoire grenoblois : la gestion publique fruit d’une longue bataille politique et juridique

L’eau potable de Grenoble est la 1ère à avoir été re-municipalisée en 2000 après onze ans de délégation au privé. Ce sont les batailles politiques et judiciaires menées pendant 10 ans par des élu.es écologistes, des associations d’usagers, et des lanceurs d’alertes locaux qui ont permis de reprendre le contrôle de ce bien commun.

Alors que les grandes ressources en eau potable de Grenoble (le site de captage de Rochefort est la source d’eau potable la plus abondante de la région Rhône-Alpes) sont sous la responsabilité publique des différentes municipalités depuis 1882, le maire de droite de l’époque M. Carignon fait fi de l’histoire de notre territoire et privatise en 1989 le service de l’eau et de l’assainissement de Grenoble au profit de la Lyonnaise des Eaux via long un contrat de Délégation de Service Public de 25 ans. A travers cette privatisation, le maire a en réalité passé un pacte de corruption avec la Lyonnaise des Eaux et s’est personnellement enrichi sur les factures des contribuables grenobloises et grenoblois.

Quelles sont les conséquences d’une telle privatisation du service public de l’eau ? C’est Raymond Avrillier, ancien élu municipal de 1989 à 2008, et membre du conseil d’exploitation des régies eau et assainissement de Grenoble Alpes Métropole depuis 2015, qui a participé à la lutte pour rendre aux Grenobloises et Grenoblois ce service public qui l’explique le mieux :

« Cette privatisation est une suppression des services communaux assurant la compétence : à compter de 1989 il n’y avait plus de service public s’occupant du service public de l’eau. ». […] Le personnel public est passé sous le régime de droit privé, les compétences techniques et financières de la ville disparaissent, ainsi que les documents, données et outils de base transférés au privé ; les tarifs ne sont plus fixés chaque année par le conseil municipal, mais fixés pour 25 ans dans le contrat entre la ville et le groupe privé, avec des évolutions indicées dont la valeur réelle va échapper aux élu·es, aux usager·es, à la collectivité. » (entretien Mediapart 2015, lien ici) Pour les usagères et usagers le contrat de délégation au privé augmente les tarifs de l’eau de 51% entre 1990 et 1995. La Lyonnaise des Eaux peut alors avec ces bénéfices rembourser les droits d’entrée qu’elle a versé à la ville et les abus de biens sociaux qu’elle a octroyé au profit personnel du maire et de ses proches pour obtenir le contrat.

C’est à partir de 1995 que la nouvelle municipalité de gauche et écologiste s’est engagée à une re-municipalisation du service public de l’eau. La bataille se fait sur plusieurs plans :

  • Judiciaire avec la révélation puis la reconnaissance par la justice de la corruption de l’ancien maire dans le cadre du contrat en 1995
  • Administratif avec une vingtaine de recours au tribunal par des élu.es écologistes concernant les contrats de délégation de service public, pour mettre fin à ces illégalités
  • Sur le plan politique avec des bras de fer entre les élu.es écologistes et le nouveau maire socialiste qui a retardé la re-municipalisation publique.

Même après la victoire juridique et la condamnation de M. Carignon la reprise en gestion publique n’a pas été automatique. Le nouveau maire, Michel Destot, a malgré ses promesses de retour du service de l’eau dans le giron public, prolongé le contrat de délégation du service public avec la société privée de la Lyonnaise des eaux, transformée en Société des Eaux de Grenoble sous forme de société d’économie mixte (détenu à plus de 50% par la collectivité). Soit la même société, qui a donc pu continuer ses activités. Et lorsque les élu·es écologistes obtiennent enfin l’obligation pour la municipalité de mettre fin au contrat avec la Lyonnaise des eaux, le maire choisi quand même d’indemniser la Lyonnaise des eaux, à hauteur de 13 millions d’euros, à charge de la commune et des usagers… pour la corruption. Ce n’est donc qu’en 2000 que les élu.es écologistes ont pu imposer le retour de la gestion en régie publique de la ressource en eau pour laquelle elles et ils ont agi depuis 1989.

Pourquoi une re-municipalisation du service public de l’eau potable ? Quels bénéfices d’une gestion publique de l’eau potable ?

Selon Raymond Avrillier « Par la re-municipalisation de ces services publiques essentiels en associant les usagers aux instances de décisions, et en participant activement à ces instances démocratiques, nous avons fait réaliser, par exemple, 20 millions d’euros d’économies aux usagers de l’eau de Grenoble de 2000 à 2008, et multiplié par trois les travaux d’entretien- renouvellement délaissés par le délégataire privé. » (Politeia, 31/12/2017)

En 2013, une société publique locale (SPL) a été créé, en plus de la régie municipale de l’eau, pour assurer la production et la distribution de l’eau aux usagers en anticipation du transfert de la compétence eau de la commune à la métropole en 2015.

C’est dans le cadre de la loi MAPTAM que la ville de Grenoble a transféré sa compétence eau potable à la Métropole en 2015. La gestion de l’eau publique perdure donc aujourd’hui sous forme de régie intercommunale, et tous les métropolitain.es bénéficient d’un bien commun re-municipalisé grâce aux luttes politiques et juridiques des années 1990.

Un comité des usagers de l’eau et de l’assainissement a été mis en place en 2015 dans la continuité d’une gestion de l’eau participative depuis la fin des années 90 à Grenoble. Pour l’exercice des compétences eau et assainissement, un conseil d’exploitation composé de 9 élu.es et de 7 membres représentants des associations de consommateurs, de protection de l’environnement, des consommateurs industriels, du monde de la recherche, de personne qualifiée dans le domaine de l’eau et de l’assainissement et de deux représentants du comité des usagers, a été créé. L’avis préalable du conseil d’exploitation est requis avant toute décision du conseil métropolitain en matière d’eau et d’assainissement.

C’est une des leçons que les élu.es et usager.es engagés dans la lutte contre la corruption ont retenu de l’histoire de l’eau à Grenoble : sur le plan démocratique il est nécessaire d’associer les usagères et usagers à l’élaboration des décisions publiques, l’amélioration du service, son évaluation et sa transparence.

« La corruption réside dans la passivité des élu.es des fonctionnaires, des membres des instances consultatives, des autorités de contrôle, de la presse, mais aussi des associations, syndicats, partis politiques, et des usagers et contribuables, des administrés. Enfin, ce sont toujours les usagers et les contribuables qui paient la corruption » (Raymond Avrillier, Politeia, 31/12/2017)

Aujourd’hui la vice-présidente de la métropole en charge du cycle de l’eau, Anne-Sophie Olmos, préside le conseil d’exploitation des régies eau et assainissement de la métropole, participe à ces différentes instances démocratiques dans la mise en œuvre de la politique cycle de l’eau qui vise avant tout la préservation de ce bien commun, son équitable répartition, à un juste coût et avec une politique d’allocation sociale eau.

Les champs captant de Rochefort sont protégés par l’institution publique (mais menacés par les pollutions à répétition des entreprises chimiques : lien ici), le tarif de l’eau de la métropole est un des plus bas de France : 3,42€/m3 d’eau. Une tarification sociale automatique pour les ménages les plus en difficultés a été mise en place (20 000 ménages) et les gros consommateurs industriels payent leur eau au prix fort. Aujourd’hui une des deux grandes nappes alimentant la métropole est monopolisé à 65% par trois entreprises. Avec le changement climatique une gestion publique durable de la ressource en eau passe aussi par une priorisation des usages. Il s’agit de garantir un accès inconditionnel à l’eau potable pour toutes et tous peu importe les aléas climatiques. C’est l’objectif poursuivis par la tarification sociale et progressive pour les industriels qu’Anne-Sophie Olmos a mis en place. En priorité les besoins vitaux des populations en eau, et la régénération des milieux naturels. Vient ensuite les usages agricoles et enfin les consommations industrielles.

La bataille pour la gestion publique de l’eau sur le territoire grenoblois est une expérience qui a révélé les risques d’une gestion privée par l’oligopole de l’eau et l’intérêt d’une gestion publique de ce service de l’eau. Aujourd’hui d’autres collectivités se sont inspirées de ces actions politiques et ont engagé un processus de reprise complète du contrôle de leurs services de l’eau, comme Paris, dix ans après Grenoble, et Lyon l’année dernière.

Alors que la forme de concession au privé des services publics de l’eau s’inscrit dans une logique ultra-libérale et a été exportée dans d’autres pays par certaines agences internationales (la Banque mondiale notamment), il est important d’exposer ces actions de longue durée pour celles et ceux qui souhaiteraient reprendre le contrôle sur la ressource en eau, notre bien commun.

Sources :